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Pages et Feuilles
3 mars 2013

Roquechaume

Village_de_p_cheurs__Guillemet

Une nouvelle que j'ai écrite en 2004, sortie tout droit de mes archives. Une histoire vraie, à peine arrangée comme on le fait quand on peint un paysage pour rafermir les contrastes, ajouter une touche et déposer son dernier coup de pinceau. J'ai trouvé cette toile du peintre Guillemet qui colle bien avec l'ambiance de l'histoire.

 

                    Il habitait au bout du monde.

Il existe paraît-il de nombreux bouts du monde, mais celui-ci venait bercer tout un continent de vents et de marées. Il s’étirait à l’infini en immenses plages balayées d’embruns et de sel. Il s’étalait à perte de vue dans l’océan, en une forêt de rochers polis par des siècles de tempêtes marines.

                  A première vue, les lieux étaient déserts.Le petit village de pêcheurs étai34035605t abandonné. Pas une âme, juste des vestiges recouverts de sable fin, des toits de chaume béants  et des cheminées noires qui avaient vu passer dans l’âtre des milliers de soupes de poisson et de crabes ébouillantés. Des éviers taillés dans le granit, lustrés de vieilles graisses, et des portes si basses qu’il fallait se baisser pour éviter de se cogner. Des escaliers, et des volets de bois imprégnés de sel, d’algues séchées et de sueurs. Comme un camp de gaulois retranchés, des rangées de chaumières se laissaient caresser. Parfois intactes, encore pétries de vie familiale : un reste de bougie, un tesson de tasse, un morceau de ficelle, des soupçons de cendre collés dans les creux des murs et des foyers. Elles respiraient encore la suie et la cotriade. D’autres n’offraient plus aux regards que leurs quatre pans de pierres taillées et de glaise, mis à nu, comme un long retour à la terre.

                     Les générations de pêcheurs qui avaient vécu dans ces lieux, paraissaient soudain un peuple décimé  par des centaines de naufrages, ou de fuites vers une autre vie plus souriante : la ville ou la campagne, mais jamais plus cette mer  étrange et fascinante qui leur avait volé tant d’hommes contre des bancs de poissons et des paniers de crabes .Jamais plus cette terre ingrate ou poussaient avec peine quelques pommes de terre biscornues, de frêles carottes, ou des choux-fleurs gros comme les chignons des femmes. Les arbres rares et rabougris, plus bas que les maisons, restaient penchés et usés dans le sens du vent, soumis aux caprices du temps.

                     Ce jour là, la mer si proche, était calme, c’est à peine si l’on pouvait l’entendre du village, retirée qu’elle était dans ses obscurs passages, à travers les méandres des rochers. Le silence pesait si lourd, que l’on entendait les derniers soupirs des trépassés abattus dans ces labyrinthes de gros rocs, monstrueux comme des dinosaures. Des cris stridents venaient parfois rompre la solitude : des mouettes au regard aigu et perçant comme les oiseaux marins d’Edgar Poe, traversaient le ciel, en quête de quelque fruit de mer. J’ai cru même apercevoir l’un d’eux transportant dans son bec un œil ou un morceau de viscère arraché aux flots.

                    L’ ami Pierrot m’avait donné rendez-vous près d’une haie érigée en pare vent, sur une petite route étroite qui contournait une dune. Seul être en marche sur ce bout de continent, il avait bien quelques voisins qui restaient cloîtrés à l’abri derrière d’antiques rideaux mi-clos. Ils observaient d’un œil indiscret, en point d’interrogation, la passante que j’étais, qui osait s’aventurer sur une terre où seuls restaient encore quelques vieux voués corps et âme à ce bout du monde rude et âpre comme un îlot oublié.

                   A deux pas de là, en passant sous une arche de thuyas, un petit portillon s’ouvrit pour nous laisser passer. Un panneau de bois en petits caractères gravés m’interpella dès mes premiers pas dans le  jardin : « ROQUECHAUME »

20100826_172809« C’est le nom de cette maison » m’annonça l’ami.

D’énormes blocs de rochers montaient la garde à l’entrée du domaine, mais ceux–ci me parurent paisibles et accueillants, inoffensifs, apprivoisés depuis des décennies.

                   Le jeune homme me fit visiter les lieux de sa nouvelle demeure. Le soleil comme par enchantement vînt soudain nous accompagner. Dans cet univers de verdure et de minéraux, toute chose venait se détacher très distinctement sur le ciel bleu et métallique. L’horizon était là, tout proche, à portée de main, délimité par une haie épaisse où bruissaient des myriades d’oiseaux, d’insectes et de papillons. Quelques roses à peine écloses mêlaient leur parfum aux effluves d’iode et de goémon qui nous parvenaient en bouquet.

                  

« Je me suis installé au grenier, me dit-il, la mort de ma grand-mère est trop récente encore, nous n’avons pas vidé les lieux, et je n’ose toucher à rien.C’est comme si elle était toujours là ».

                       La cuisine était telle que l’avait laissée l’absente : le bol de faïence bleu et blanc sur l’égouttoir, le torchon à carreaux accroché à un clou, des fleurs fanées dans une cruche, et l’éphéméride qui affichait la date de son départ. Son petit fils ne s’y attarda pas et m’invita à lui emboîter le pas dans l’escalier poussiéreux, jusque sous les toits. Il alla se pencher à la fenêtre mansardée. Je m’approchai, il me montra la vue sur le village, la mer, les rochers, le petit cimetière aux étroits cyprès courbés et aux tombes de granit identiques, à quelques détails près. Une scène de Hitchcock me revint en mémoire, je frissonnai, et je ne pu m’empêcher de reculer pour porter mon intérêt aux détails de la pièce.

Le plafond en accent circonflexe était tapissé de découpages, subtil mélange de couleurs, de fleurs, de visages et d’animaux, qui descendaient jusque sur les murs avec hésitation, pour ne pas être trop envahissants.

Dans un angle de la pièce, un lit aux montants de bois sombres était recouvert d’un édredon blanc rempli de plumes qui lui donnaient un aspect bombé comme dans les livres d’images et les vieux contes : Lit de meunier de Madame La Pluie ou de Monsieur Le Vent à l’agonie, ou comme celui des personnages d’Alphonse Daudet. Je cherchai des traces de farine, ou la fuite précipitée d’une petite souris, et jetai un coup d’œil par la fenêtre pour apercevoir l’âne ou la mule de l’histoire.

Une table de bois noir, une chaise de paille écorchée, un vieux bahut fripé, et le lit, c’était là tout le mobilier de ce grenier, un peu comme dans un tableau de Van Gogh. Il me fit penser aussi à un gros coquillage où l’ami comme un Bernard l’Hermite venait y trouver refuge. J’y accédais en visiteuse comme une crevette indiscrète qu’il invitait pour rompre sa solitude.Ou peut–être étais-je Colombine rendant visite à un Pierrot aspirant aux confidences.

                       Sans attendre, il sortit un lourd dossier de manuscrits. Je lui avais quelques jours plus tôt prêté mon recueil de poésies que je vis en évidence sur la table ; il venait maintenant m’offrir le travail de sa plume et me demander mon avis. Je cherchai la plume, impressionnée par ce trésor d’intimité qu’il me confiait avec tant de sérénité, et lui promis de le lire à tête reposée.

Des statuettes de bois qu133773’il avait patiemment sculptées, lustrées et cirées trônaient sur le buffet ; des coquillages d’ambre et de nacre irisée,des étoiles de mer séchées, des bougies consumées, tout concordait avec légèreté et romantisme à l’ambiance des lieux et au mystère du personnage.

Il était entré dans l’âge adulte avec quelques réticences, ni beau ni laid, un peu triste dans ses habits gris, à la fois bohême et quelque peu étriqué, Rimbaud désabusé qui m’annonçait avec certitude comme s’il avait beaucoup vécu : « Le bonheur n’existe pas ».Il me lançait sa provocation, déçu peut-être que je ne mis pas plus de passion à lui répondre.

L’après- midi cependant, fut riche de paroles et d’échanges.Tout comme nous pouvions rester des heures au téléphone à parler de la vie, ces tête- à- tête me rendaient folle de joie.Je n’étais pas sensible à son physique, mais à ce don qu’il avait de manier le langage avec ferveur, philosophie et enthousiasme.

                    A Roquechaume, coupé du monde, il se contentait de noircir des feuilles à la lueur d’une bougie, passait le reste de son temps à faire du découpage, et à travailler des bouts de bois pour donner une deuxième vie à des morceaux d’épaves ; mais il avait des idées plein l’esprit. Il était visionnaire, entrepreneur, à la tête d’une importante société d’artisanat et de tourisme, faisait revivre comme par magie le vieux village de pêcheurs abandonné. Il créait son association de philosophes et d’écrivains, d’érudits et d’artistes sensibles, actifs et efficaces. Il fut le premier à me parler d’internet et m’expliqua qu’un jour nous aurions tous une boite à lettres dans un ordinateur. Je l’écoutais, ébahie, curieuse, complice aussi de ses souhaits, entraînée par tant de belles visions, par tant de passion, tour à tour amusée, intéressée, perplexe ou enthousiaste, rêvant avec lui aux moyens de réaliser nos aspirations.

                     Nous prîmes le thé près de la haie, à l’ombre d’un orme pleureur et d’un rosier, qui formaient à eux deux une charmante pergola buissonnière. Pierrot eut même une deuxième visite en fin d’après-midi, impromptue celle- là. C’était plus  qu’il n’osait espérer, car la visiteuse, une jeune fille gaie et épanouie, fut charmée par nos conciliabules, qu’il lui confiait à petites touches dans la douceur du jardin clos. Ce soir là, je quittais Roquechaume avec la promesse de réaliser en ville les premières démarches pour accomplir nos rêves.

 

                      Les jours passaient et j’attendais le coup de fil promis. Je n’étais pas disponible pour rejoindre Roquechaume et Pierrot n’y avait pas le téléphone. Il devait trouver une cabine dans le village voisin pour me recontacter. J’avais pris des renseignements, noté des listes d’idées et de démarches à effectuer, fait paraître une petite annonce, créé une boite postale.Le soir, j’étalais les pages de son manuscrit.Il y décrivait des parents rigides et une éducation étriquée. Puis , venait le temps des amours, ce long plaisir  de liberté et d’insouciance enfin accompli, aux couleurs chaudes et réconfortantes.Mais très vite, la déception venait détrôner la passion.Poète blessé, incompris, frustré, trompé, trahi, il s’enfonçait dans la nostalgie maladive d’un rêve inachevé et d’un amour déchu. Plein de rancœur et de désillusions, il errait à n’en plus finir, centré sur lui-même et sur sa douleur.Le manuscrit était incomplet, les dernières feuilles en attente, n’avaient été qu’à peine noircies de quelques mots. J’avais sans doute été celle qui délit la langue de l’artiste oublié, celle qui soudain fait couler du baume sur le cœur meurtri d’un pêcheur d’étoiles. Il m’avait parlé avec tant d’espoir, tant de bonheur d’être entendu et compris ! Je craignais maintenant de ne lui faire du mal. Je n’étais ni la Juliette d’un Roméo désespéré, ni l’Iseult de Tristan, ni la Colombine de ce Pierrot lunatique et émouvant. Je ressorti à pas de velours de ces pages au souffle rauque, quelque peu étranges.

Demain j’irai à Roquechaume.paysage_nuit_breton_emile_adelard

                        Le temps était à la pluie ce jour là.Roquechaume était mouillé et solitaire, recroquevillé dans son bastion de granit. Les oiseaux s’étaient tus. J’ouvris la petite barrière de bois blanc écaillée et m’avançai dans le jardin entre deux rochers maussades. La porte de la maison était close, et personne ne répondit. Je tirai le volet qui n’était que poussé contre la fenêtre, la cuisine était intacte dans une pénombre de crypte.Levant la tête vers la petite ouverture mansardée, j’appelai à deux reprises. Pas de réponse. Pierrot n’était pas là. Je lui laissai un petit mot que je glissai sous la porte, et rentrai bien vite, roulant sous l’averse, comme les pleurs d’une nature en berne.

A peine rentrée, j’appelai à tout hasard à son ancienne adresse, et j’entendis sa voix ensommeillée qui me répondit : « Ah, C’est toi ! Tu vas bien ? ».

J’entrepris aussitôt de lui décrire mes démarches, mais je ne reçu pas d’échos, à peine acquiesça t-il.

« Je dois venir te rapporter tes écrits.

-Ah, oui, c’est vrai » Me répondit-il d’un ton morne.

Je lui exprimai en quelques mots mes meilleures impressions, mais là non plus pas d’écho notoires. Pierrot était passif,  las et sans joie.

Quelques jours plus tard, il m’invita à son anniversaire. Il avait convié de nombreux amis, filles et garçons, et se forçait à rire et à plaisanter. Il m’adressa peu la parole, juste pour me remercier de mon cadeau, et me dire qu’il était touché par ce tableau réalisé de mes mains : une chaumière près de la mer. Je n’étais pas particulièrement douée pour la peinture, mais cet essai à la gouache était assez réussi. Pierrot bohême, et quelques autres, proposèrent une promenade à pieds après le dîner. Nous marchâmes au clair de lune, dans la nuit claire et douce de l’été. L’ami riait à tout, se moquait d’un rien, et lançait d’un air moqueur, une fois de plus, à qui voulait l’entendre que le bonheur n’existait pas.

                       Je rentrai chez moi, lasse et dépitée, étrangement frustrée et peinée. Je regrettai presque de lui avoir offert mon tableau en échange de si peu d’amitié, mais en pensant à Roquechaume et à nos élans de langage et d’idées, je me dis que je lui devais bien ce cadeau, comme pour sceller des souvenirs qui nous hanteraient à jamais.

Mon ami était un Pierrot fragile et profondément blessé.Du fond de Roquechaume, lieu d’espoir comme de toutes les désillusions, il avait sans doute attendu mon retour et le cadeau joyeux de ma sage passion. Les jours avaient coulé, enfouissant ses rêves et ses désirs. Relégué au bout du monde dans ce mystérieux pays qui multipliait le temps, il avait aspiré à devenir à nouveau le héros d’une merveilleuse histoire d’amour, et s’était refermé, passif, sur des désespoirs et des chimères.

 

                      Le petit village de roc et de chaume est toujours intact au bout du  monde. Il s’enlise chaque année un peu plus dans le sable blond. Un jour, trois ans plus tard, alors que je reviens en pèlerinage sur ces vestiges d’un autre âge, je longe la haie de thuyas, passe devant Roquechaume et lis une pancarte : « A VENDRE ».

Par curiosité nostalgique, et fidèle à tous ces sentiments qui m’avaient habitée, j’appelle un peu tremblante, un gros pincement au cœur. Une voix de femme me répond et je prends rendez-vous pour Roquechaume.

 

                      Une grande dame à l’air pincé, entre deux âges, me fait l’honneur de la visite. La maison est vide.Toute trace de l’aïeule a disparue. J’arpente la demeure avec des frissons, cachant mes émotions.

Brisant le silence elle m’annonce enfin :« Il y a un petit grenier, mais nous ne l’avons pas encore vidé.

- Ce n’est pas grave, puis-je le visiter ?

- oui, bien sûr. »

L’escalier a été nettoyé, la porte s’ouvre, le grenier de mon pêcheur de rêves est toujours intact au bout du monde, et s’enlise chaque année un peu plus sous une couche de poussière, de souvenirs et de regrets.

« C’est mon fils qui est venu un temps s’installer ici, me dit-elle soudain en confidence, il aurait bien voulu garder la maison.

-Il y vient encore quelquefois ?

-Non, plus maintenant, cette maison lui rappelle sans doute trop de souvenirs.

Mon regard s’attarde sur les charmes du refuge. Les découpages au plafond se sont ratatinés et ont perdu leur éclat, les sculptures d’épaves ont terni, un manuscrit vieillit sur la table de bois noir. Je sursaute à la vue d’un tableau de peintre amateur au-dessus du lit : une chaumière au bord de la mer.

                                                                                                Novembre 2004

Depuis le village de chaumières a été réhabilité... je n'y suis pas encore retournée.

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Commentaires
P
C'est une belle histoire ma p'tite feuille, j'ai suivi tes mots comme si tu étais près de moi à me raconter et décrire les lieux, les odeurs, le jeune homme. Les souvenirs sont, il est bien difficile de ne pas y revenir, parfois au moment où l'on s'y attend le moins. Un mélange de déception heureuse et interrogative, je comprends très bien l'étrange et le mélange des sentiments. Cela aura permis que tu écrives et partage de belles photos et une superbe toile ;)
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