Secrets deTisane

 L'enfant avait souvent du mal à s'endormir le soir. Alors que tous les autres dormaient et que je prenais une pause bien méritée devant une tisane en écrivant les transmissions du jour, je le voyais apparaître dans l'entrebaillement de la porte.

C'était il y a 10 ans déjà, le jeune garçon avait 11 ans. Pris dans la tourmente de sa famille disloquée, il passait cette période de sa vie entre les murs d'un foyer de l'enfance, rentrant très peu chez lui.

 "Je n'arrive pas à dormir", m'annonçait-il toujours comme entrée en matière. Puis très vite, un petit sourire au coin des lèvres, un brin charmeur:

"Tu fais quoi? Tu écris? Tu écris sur moi?". Il ouvrait la porte un peu plus et s'avançait doucement. Je répondais brièvement, lui demandais de retourner au lit afin de ne pas être trop fatigué pour l'école du lendemain, lui conseillais de respirer, de penser à des choses agréables. Mais sans écouter il insistait:" Qu'est-ce que tu bois? ça sent bon!"

Parfois il retournait se coucher sans rien dire, puis réapparaissait cinq minutes après:
 " Je n'arrive vraiment pas à dormir, j'ai fait comme tu m'as dit, mais ça ne marche pas. J'ai soif, je pourrais avoir un peu de tisane?". Dès que je tolérais un fond de tasse, il s'installait gagnant en face de moi et commençait à parler.

C'était un enfant étrange qui n'allait pas très bien en journée, il avait parfois des accès de folie et grimpait sur les toits du bâtiment par une gouttière et un accès bas de la toiture. Alors il criait et menaçait de sauter ou de s'enfuir.
 Il aimait attirer l'attention. Quand je voyais son regard des mauvais jours, je le faisais entrer dans le bureau avant que ses accès ne l'emportent, fermais la porte, lui demandais de s'assoir et nous parlions. Même quand il refusait de donner des explications ou ne savait pas pourquoi "il pétait les plombs" comme disaient les autres enfants, je le connaissais assez pour prêcher le faux et savoir le vrai, pour l'aider à dire, l'écouter, tracer des contrats que je savais à courts termes, mais utiles au moment présent.

Bien évidement, un fond de tisane ne lui suffisait pas. Sur la table, une grande boite avec différents sachets de tisanes aux parfums envoutants attirait son attention, il les regardait comme des cartes à jouer, sentait les plantes à travers le papier et s'extasiait:
 "Hum! ça doit être bon tilleul citron! Ho! Verveine orange, J'ai jamais goûté! Je peux en avoir une s'il te plait, ça va m'aider à dormir, je te promets qu'après je retourne au lit!

Il buvait sa tisane avec délectation, et se mettait à raconter sa vie, ses peurs, ses chagrins, ses traumatismes. Parfois il s'arrêtait comme s'il se demandait s'il devait raconter tel ou tel détail, changeait de sujet, puis se mettait à rêver de ce qu'il aimerait vivre plus tard lorsqu'il serait adulte. Son discours prenait des arguments optimistes et réconfortants. Il allait bien devant sa  tisane. "Quand je serai grand j'achéterai toutes sortes de tisanes".

Après cette petite séance de conciliabules j'annonçais enfin:"Bon maintenant on va se coucher! Il est tard." Le jeune garçon obéissait, et je crois qu'il ne tardait pas à trouver le sommeil. Le lendemain matin, il était en forme, il ne faisait aucune allusion à notre petite veillée, et se gardait bien de s'en vanter devant les autres, mais il me jetait des coups d'oeil complices. Je l'avais averti que ces petites diversions du soir ne pouvaient pas se répéter à chaque fois que j'assumais la nuit. D'ailleurs il m'arrivait de boire ma tisane en compagnie d'un ou d'une collègue, et l'enfant déçu devait trouver son sommeil sans son filtre magique. Mais ces petites soirées en tête à tête pour lutter contre les mauvaises insomnies se sont bien des fois renouvelées. J'avais tissé avec ce garçon une complicité sans faille qui nous a bien aidés deux années durant, quand la vie était trop rude, quand le vent de la  folie soufflait, quand l'avenir était noir.

Et puis la roue à tourné, j'ai pris un autre chemin et lui aussi... J'espère seulement, que devenu grand il a su boire des tisanes et trouver quelqu'un pour l'accompagner.

Comments

[petitroseau]

Je lis en ce moment : L'impossible pardon, je suis en plein dedans et je comprends encore mieux ce que tu peux éprouver et ressentir...



http://www.livredepoche.com/limpossible-pardon-randy-susan-meyers-9782253161820

[petitroseau]

Je le souhaite aussi ma p'tite feuille, c'est une belle histoire que tu partages !



Même si je sais qu'il y a toujours une grande part de souffrance qu'il faut savoir adoucir....la tisane est un prétexte, quel bonheur a-t-il du ressentir après avoir parlé...



Finalement, il y a tant de gens qui sont des "grands, et ont besoin aussi d'avoir leur conversation tisanes_parfumées pour pouvoir s'endormir ou se lever ? ;)



Ton ancien travail te manquerait-il ?